L’Erythréen

C'est l'histoire d'un homme, que nous appellerons ici Kolok.  Il est Erythréen. Il est requérant d'asile. Il est en Suisse depuis quatre mois, comme nous le comprendrons plus tard.

Kolok, pour sortir de son train-train quotidien, bloqué dans un centre de requérants d'asile situé quelque part entre ici et nulle part, on lui propose de s'entraîner avec une équipe de football du coin.

C'est qu'il a joué "en première division" érythréenne, selon ses propres dires.

Arrivé au vestiaire, on le présente à l'équipe. "Les gars, Kolok va faire un test avec nous." Un test, donc. Lui a-t-on proposé un test, dans son centre de requérant, s'il préférait celui-ci plutôt qu'un autre? A-t-il pu tester la Suisse avant de s'y engouffrer? A-t-il pu tester si la nourriture lui plaisait? A-t-il pu tester l'Érythrée avant d'y naître, histoire de voir à quel point il aimait un pays privé de tout? A-t-il pu tester la météo suisse avant d'y venir? Le test. On va donc le juger. L'évaluer. Le jauger. Le tester. Cruelle nomination, pour un homme qui a testé la guerre.

En attendant, il se change, fait abstraction de tout, bien discrètement. Il observe


Au vestiaire on prend connaissance, gentiment.  Il regarde les autres joueurs se déshabiller, hésite, semble se gêner la moindre. En Erythrée, comment cela se passe-t-il, dans le vestiaire? Est-il musulman et croyant, se lave-t-il en sous-vêtement, comme le font déjà plusieurs joueurs de l'équipe?  En attendant, il se change, fait abstraction bien discrètement, dans un coin de vestiaire.

L'odeur du vestiaire, il s'y accommode. De son modeste sac de sport, il sort des chaussures de foot. Seul hic: c'est la préparation hivernale. Le terrain de foot est impraticable: on va partir courir, loin du terrain. Dehors. Sur la route. Sur le pavement. Le bitume. Le ciment. Le béton. Bien loin du rectangle vert. On va dans les bois, sombres chemins, coins d'arrière-pays lointains, où personne ne sait réellement où mettre les pieds - faute de lumière -, là on esquive des flaques, ici des bouses de vaches.

Premier heurt donc, pour Kolok, il n'a pas de chaussures pour courir. Il a bien des chaussures de foot à crampons, neufs qui plus est, mais courir avec ses propres chaussures de ville reviendrait à courir à pieds nus, car elles sont pourries, fichues, usées par la guerre peut-être, par la vie certainement, mais comment est-il seulement arrivé en Suisse?

Il n'a pas de chaussures de sport. Encore moins de t-shirt approprié. Mais il ne s'en plaindra jamais.


En anglais, on lui demande sa pointure. 42. Bien. On lui dégote une paire. Il est heureux. Et puis il sort un t-shirt Adidas flambant neuf, de ce sac à dos qui ressemble à s'y méprendre à celui d'un écolier de 10 ans. Il l'enfile. Un Adidas à courtes manches. Seul hic: dehors il fait -2 degrés. Il dit, presque jovial, au moment où on lui propose un pull: "c'est OK, j'ai l'habitude". Son sourire est transmissif. On est heureux pour lui. On a envie qu'il soit bien. On part courir ensemble.

Et puis la course démarre. Douces foulées, c'est l'échauffement.  On s'installe à côté de Kolok, pour lui montrer bon accueil, lui montrer qu'on en a le sens, de l'accueil, ici aussi.  Il est alors souriant, le buste droit et les épaules hautes. Il est heureux d'être ici. Ca se lit sur son sourire. Ca se voit dans son regard. Le voilà loin de son pays en guerre. Loin de ses congénères du centre de requérants d'asile. Il se sent presque parmi nous. Pas suisse mais pas loin. Il court bien, il suit la meute. Sans problème. On engage alors la discussion, dans un anglais passe-partout. Il est Erythréen. Au pays, il parle le Tigrigna et l’arabe. Son anglais, il l'a appris à l'école, rudimentaire mais suffisamment efficace pour communiquer; le football après-tout, n'est-il pas langage universel? On échange des mots et d'autres, des rictus lorsqu'on ne se comprend pas, lorsque l'anglais se frotte à ses limites "oui, oui, ok". On comprend néanmoins qu'il est ici "depuis quatre mois", qu'il essaie d'apprendre le français mais que c'est difficile, il avoue parler comme un "enfant de deux ans". Il l'explique sans gêne. On est alors gêné: a-t-il lui-même des enfants? De quoi vit-il? Où est sa famille, pour peu qu'elle ait survécu aux aléas de la guerre. La guerre. Évocation onirique pour quelques Suisses, tranquille le chat dans nos alpes, la seule guerre est économique, il faut doubler le bénéfice, augmenter le chiffre d'affaires, la guerre est tout juste fiscale. Kolok, lui, doit avoir vu la guerre de près, les machettes, kalashnikov, la plainte des terribles exactions. A côté de lui l'africain, courent des footballeurs européens de 18 ans, chaussures Nike à 300 balles aux pieds, maillot de Real sur le dos, eux se plaignent de devoir aller à l'uni le lendemain; Kolok est juste heureux d'être en vie. On l'envie, non pas de sa vie, bien sûr, mais de sa sincérité. Sa joie d'apprécier le peu qu'il a. De test, il passe à l'inspiration.

On l'envie, non pas de sa vie, bien sûr, mais de sa sincérité. Sa joie d'apprécier le peu qu'il a.


La course se poursuit. On accélère. Après-tout, on doit se préparer pour la reprise du championnat, dans six semaines. On regarde Kolok, qui répète avoir joué en "première division érythréenne." Ma foi, on est méfiant. Car ici au club, même en 2e ligue, club de campagne modeste, on en a vu passer une ribambelle de joueurs menteurs, des Français qui disaient avoir joué en CFA alors qu'ils étaient plus gauches qu'adroits; des Portugais qui disaient avec joué en deuxième division tandis qu'ils semblaient plutôt avoir deux mauvais pieds. Des joueurs de première division érythréenne, peut-être que cela équivaut à la première division chez nous, mais en partant par le bas. On ne demande qu'à voir. Donc on l'observe, Kolok. Rien qu'à sa course, on sera vite fixé.

Kilomètre six. On accélère le rythme, un tantinet.  4:28 minutes par kilomètres, telle est notre cadence. Et là, Kolok semble fléchir. Il peine. Il fatigue. Il cale. En accélérant, notre groupe de coureurs s'étire. Les rapides sont 500 mètres devant. Les lents sont loin derrière. Kolok, il est dans le ventre mou, péniblement. On l'attend. Par courtoisie déjà. Mais aussi car nous sommes dans un chemin paumé, au milieu de nul part dans la campagne vaudoise, un chemin de campagne, nuit noire, opaque, rien à la ronde, on esquive les flaques, les bouses de vaches; aucune lumière ne pointe, hormis celles du stade qui semble être à des années-lumière d'ici, tout du moins pour Kolok, qui fatigue tout à fait. "J'ai froid" lance-t-il en nous rejoignant. Peut-être est-ce une excuse, peut-être pas. Et puis on se demande: comment a-t-on seulement pu le laisser partir à courtes-manches, pourquoi ne rien lui avoir prêté?  "On y est tout de suite" lui lance-t-on pour le rassurer, à moins que ce ne soit pour nous rassurer nous-même, déjà d'avoir oublié de l'habiller, peut-être d'avoir cru qu'il jouait effectivement en première division.

Il s'accroche. Après-tout, l'arrière-pays vaudois, ce ne sera jamais pire que l'Erythrée.


Mais il s'accroche. On le sent, rude assomption: il doit en avoir vu d'autres. L'arrière-pays vaudois, ce n'est certainement pas pire que l'Erythrée. Impossible.

Plus que deux kilomètres. Pour Kolok, c'est plutôt "encore" deux kilomètres.

Mais il persévère. Il suit. On arrive au terrain. Les vestiaires approchent. Enfin. Physiquement, nous, on a envie de continuer, même si une fondue nous attend au bistro.  Lui est heureux d'arrêter, surtout qu'au centre certainement que personne ne l'attend, probablement pas un repas chaud. Il a les mains sur les genoux, il est plié en deux, il crache, le souffle rude qui expire l'air frigorifié de ce coin d'arrière-pays vaudois. Son pensum est terminé. On lui tape alors sur l'épaule "well done". Il relève la tête. Et son sourire nous sublime. Merveilleux.  Il a souffert, mais il y est arrivé. Il est heureux d'être là. Tout simplement. "Thanks" lance-t-il, avec ce sourire inébranlable. Quelle leçon de vie. Quelle humilité.

On espère qu'il reviendra au prochain entraînement. Certainement que la première division érythréenne ne vaut pas notre 2e ligue régionale. Mais on a envie de le revoir. Car le football c'est ça: le partage. Les connaissances. Les cultures. L'échange. Il sourit toujours, hoche la tête, il en veut encore. Il est tellement heureux qu'il pourrait repartir, non pas au pays, mais pour un tour du bled.

On se réjouit de le revoir.

Mais avec un pullover cette fois-ci.

L'arrière-pays vaudois. L'Erythréen l'affronte avec sourire.

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