Le service

C'est toujours la même rengaine.

Le temps passe mais les habitudes demeurent.

A la Protection Civile, on traine, on se prélasse, le paradis des tire-au-flanc, sommité des passifs invétérés, ici moins on en fait mieux on se porte; Kafka apprécierait carrément les atermoiements liées à la tâche qu'incombe la PC - on fait en trois jours et à 14 soldats ce que trois personnes feraient en 14 heures.

Bref, on fait du remplissage.

Mais c'est la loi. Que nous n'ignorons pas, dura lex sed lex. Mais en se disant que ça pourrait quand même changer, mutatis mutentis, mais on ne dit rien, car à la PC, moins tu prends d'initiative, mieux tu t'en sors. 

On fait en trois jours et à 14 soldats ce que trois personnes feraient en 14 heures

Au moment de recevoir sa convocation à la Protection Civile, on fait la tête. On appréhende déjà le moment où un Major du pouvoir centralisé nous rendra visite de Lausanne, dira tout le bien qu'il pense du travail accompli; il aura la barbe rasée de près et les pantalons parfaitement retroussés dans les chaussures KS43.

Nous serons tous mal rasés sans exception, à l'écouter sagement rappeler le fossé qui nous sépare: lui et sa troupe de chefs, nous les soldats sous-fifres. Il répètera sans cesse être de la famille de la PC – donc de la nôtre. Nous on se balade en Converse déglinguées. Moins on ressemble à un «PCiste» mieux on se porte. Le Major nous toise alors du regarde lorsqu'on tire au flanc, non pas par choix mais par manque d'options: "je ne suis pas ici pour vous surveiller, mais pour veiller sur vous", lâche-t-il fièrement, la bonne vieille formule qui marche à tous les coups, à toutes ses visites, à chaque discours, à toute les prises de parole, devant tous les grades, tous les soldats, toutes les franges de la famille de la PC. 

Ici se regroupent des gens de toutes les couches sociales. La PC, c’est l'animateur radio et le propriétaire de start-up; l'instituteur et le chercheur d'emploi. Le designer et le fossoyeur. 

Ici se regroupent des gens de toutes les couches sociales. La PC, c’est l'animateur radio et le propriétaire de start-up; l'instituteur et le chercheur d'emploi. Le designer et le fossoyeur. 

L'uniforme fait que tout le monde est à la même. Pas de différence sociale, financière ou hiérarchique. Mais la scansion se fait au niveau générationnel, à chacun dans son coin. Les digital-natives parlent technologies, nanas, bagnoles, pognon, étoupe. Les anciens racontent des blagues racistes, parlent des femmes comme de leurs chiens, racontent leurs exploits, coït fabuleux, chacun y va de ses exploits passés, entre le mytho et la star de l'accomplissement, un minuscule pas que la PC ne peut colmater. Tout le monde feint d'être un tombeur alors qu'un autre avoue être fossoyeur; lui met les gens en bière pendant que les autres feignent de vouloir en boire.

On apprend alors qu’un jeune de 17 ans a disparu depuis plus de 40 heures. En plus de la police, la PC est mobilisée. Vu qu'on sait peu de choses sur le cas en question, on baisse la tête, on en parle laconiquement, on se dit que le gosse disparu pourrait finalement être le sien, alors on s'implique, on reste poli et posé, on imagine le pire mais on l'évoque a peine, on s'excuse presque de ne pas le trouver, ce gamin, malgré tant de moyens employés. Pendant le repas seul le bruit des services qui frottent l'assiette brise le silence respectueux, on pense déjà aux malheureuses familles. 

Le jour suivant, on en sait désormais un peu plus: le disparu est Polonais. Du coup, le ton change, et les corolaires liés à la nationalité: il n'était en Suisse que "pour trouver asile, certainement qu'il a volé une grand-mère"; hier on restait silencieux, discrètement optimiste, désormais on est certain de le retrouver "noyé dans l'Arnon", son corps sera découvert "les poches pleines d'objets volés", le gosse n'a plus de valeur, son cas est évoqué entre deux morcelées de steak, entre deux cuillerées de dessert, et on termine la discussion: "franchement, ça vaut la peine d'investir autant de moyens pour rechercher un disparu?"

Légalement, la Protection Civile, c'est trois jours minimum par tête de pipe, et par année. 

En quittant le cours, on rêverait de pouvoir arrêter. 

A chaque convocation, le désespoir.

 

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