Ce pied faillit y passer
Ce pied faillit m’être amputé.
C’était un soir de décembre.
C'était il y a 20 ans. La nuit du jeudi 12 au vendredi 13.
Fauché par une voiture furie, conduite par l’ivresse.
Le bolide m’heurtait de face et de plein fouet. A 100 km/h selon la police. Ma maigre carcasse d’alors, jeune godelureau post-pubère, pliait sans rompre.
Mirage.
Ce n'était pas mon heure.
Miracle.
A cette vitesse-là, j’aurais dû y passer – seuls les films font en sorte qu’on s’en sorte, au pire avec un grand ‘Ahhhhhhh’.
Au moment du choc, ma vie défilait et passait en boucle – comme dans les films de série B.
Ma vie toute entière allait pourtant être secouée, irréversible, tout allait changer et pour toujours: les relations avec le sport, avec la vie, avec mon corps.
Lui rentrait de piste, un apéro prolongé. Moi d'un entraînement de basket, qu'une série de shoots avait prolongé.
Le chauffard n'était qu'un homme aviné, un trentenaire que sa copine venait de quitter.
Au volant de son bolide, l’œil embrumé, au bord de l’endormissement, il quittait sa piste de gauche pour rouler à droite, il s'emmêlait les pieds, les pinceaux et les pédales de vitesse, perdait le contrôle de son véhicule en même temps que moi un doigt de pied: le petit orteil loin, le quintus raus. Perforé par la pédale de mon vélomoteur.
Lui rentrait de piste, un apéro prolongé.
Moi d'un entraînement de basket, qu'une série de shoots avait prolongé.
Cet entraînement, c'était mon premier avec l'équipe A de basket de ma ville. Ce sera le dernier.
Un mois d’hôpital plus tard.
Une amputation plus loin.
Quelques greffes de peau de plus. Quelques anesthésies complètes en plus. Quelques larmes en moins.
Le vocabulaire casse-pied pouvait ainsi démarrer: anesthésie, greffe, ponction, plâtre, piqûre, fixateur externe, pansement, pensées noires et idées sombres, visite du doc, sonde dans la verge, à selle depuis dans son lit - l'infirmière à côté donc jamais seul -, une infection; qui dit mieux?
Le tout pendant les Fêtes: Noël et Nouvel-An y passaient, je slalomais en chaise roulante dans les couloirs de l’hôpital, histoire de passer le temps, à regarder le temps qui passait sans moi.
Amputation, greffe, anesthésie, larmes: vocable casse-pied
Et puis se souvenir de son frangin, venu en soutien, là près de soi, qui accompagne alors qu'on s'apprête à entrer en salle d'opération, avec le médecin qui assène : « peut-être qu’on devra amputer ». Mon frangin hoquète. J'essaie de lui sourire.
Pour mes parents, le calvaire. En vacances asiatiques, non pas seulement des regrets, mais carrément du rédhibitoire, eux se sentaient coupables de ne pas avoir été là, comme si leur présence aurait pu éviter mon drame – tous les parents comprendront – alors que le seul coupable devait être le chauffard alcoolisé, aviné au volant, fils de flic, amputé de son seul permis, quelques mois seulement.
Quelle joie au moment de voir mes parents passer la porte de la chambre d’hôpital. Eux qui étaient à des milliers de kilomètres de là.
La vie ne tient à rien. Il faut simplement savoir la chérir.
Depuis, ce pied a vécu.
Et bien.
Il a certes perdu un orteil.
Mais il en a couru, des courses.
Il en a gagné, des matchs de foot.
Il en a ramé, des kilomètres.
Il en a nagé, des traversées.
Il en a supporté, ces années qui s’accumulent.
Il a enduré, ces rentrées de soirées bien trop arrosées.
Quel pied la vie, il faut savoir la chérir à sa juste valeur. Surtout quand on sait qu’elle ne tient à rien.
Depuis, chaque jour n’est qu’aubaine.
Depuis, chaque enfilade de chaussure est une joie. Depuis, apprécier chaque moment.
Les regrets, c'est pour les faibles; pour moi il n'en demeure qu’un: celui d’avoir arrêté le basketball.
Ma réjouissance: peut-être que mon fils en fera un jour.
Quel pied, la vie.