Les plaisirs du partage
Le vin était délicieusement sélect. On s'en délectait les papilles goulûment, vapeurs ivres, brûlures tanniques, bouteilles aux biseaux voluptés, carrément avenantes, on ne le buvait pas seul, ce vin, on le consommait à la commissure des lèvres d'autrui.
Du bouchon s'évaporait la fantasmagorie de l'ivresse. Le cépage était Cabernet Sauvignon. Les verres s'entrechoquaient, on parlait fort, on bégayait sec, on n'hésitait pas à hausser le ton, certains contredisaient, ergoteurs, tandis que d'autres acquiesçaient silencieusement, en cuvant les excès.
Dans le bar, la lumière scindait la salle en raies horizontales, découpant ainsi les silhouettes en plusieurs morceaux inégaux. Entre ces silhouettes masculines, quelques hommes dont la discussion passait du coq à l'âne. On parlait sport, baise, drague, cavalcades libertines. Pas de place pour la modestie ici, on saccageait la vérité, on la déformait à son avantage, mytho ou pathos, peu importe.
Les yeux du chef de table scrutèrent l'auditoire. Loic, yeux beiges, nez aquilin, redingote chiche. Franck, casquette de traviole, œil sombre mais regard clair, le boute-en-train. Enfin Thomas, cheveux hirsutes, bobo au style casual, la chemise cintrée à la manière d'un archiduc guindé au prozac, les mocassins lustrés.
Franck s'élança, les vapeurs d'alcool qui périclitaient son cerveau ramolli par le pinard:
- Dis Loic, tes jeans là, ils font les mêmes pour hommes?
Pouffements dans l'auditoire. Loïc balança sa contre-attaque laconiquement, lui qui piaffait d'impatience qu'on lui remplisse son verre déjà vide:
- Va chier, sale con. Et ta calvitie, ça avance?
La table ronde éclata de rire. Il était tard, les yeux des uns et des autres viraient au rouge engourdi, les cernes se devinaient grandissantes, chaque parole provoquait son lot de rires communs, cet état de grâce imbibé d'ivresse. Vive la picole. Vices extrêmes.
Depuis belle lurette déjà, la partie de poker avait touché à son terme, Loïc -- victime expiatoire -- avait dilapidé son fric, on fanfaronnait dès lors de la prodigalité des nations, on refaisait le monde, on échangeait les anecdotes, on s'arrachait entre idées politiques, les histoires journalières, personnelles, chacun y allait de sa baliverne. Les conversations battaient leur plein: il y'avait la faconde à Franck, l'honnêteté à Loic, Thomas qui s'endormait en bout de table, une farandole qu'on connaissait depuis plus de vingt ans maintenant.
C'en était à la cinquième bouteille déjà, quatre amis de longue date qui partageaient leurs amours et leur amitiés, leurs histoires et leurs déboires; quatre frères d'armes, pères de famille, bientôt la quarantaine, pas encore l'âge de la crise; quatre amis qui se retrouvent ainsi annuellement, histoire de remuer le passé.
Il y'a des instants de partage qu'on ne remplace pas, ces moments de communion totale - jeunes, anciens, philistins et roturiers. Autour d'une table, entre confrères amicaux, il existe une fraternité.
Dans le carnotzet à Thomas, le brouhaha crachait son lot d'inepties, gags salaces, pensées philosophiques, futiles, la fumée des clopes qui se mêlait aux vapeurs d'ivresse.
Mais il s'y passait, avant tout, ce qu'il se fait de mieux au monde: le partage.
Que ce soit celui du vin ou de l'amitié.