La montagne en mosaïques
La montagne, mosaïque si typique, miroir du monde, lieu d’amoncellements et de répétitions.
Lieu où on se regarde. Où on aime être vu.
Pour les skieurs c'est la sempiternelle rengaine, à chaque journée son calvaire, on passe tout l'attirail, quasiment les yeux fermés mais dans une pénibilité à peine cachée.
Chaussures, clip.
Casque, clip.
Boutons de la combinaison, clip.
Lunettes, serrées.
Echarpe, nouée.
Crème solaire, appliquée.
Bonnet, vissé.
Dès lors à bâtons rompus on dévale les pentes avant de les remonter, encore et encore, bis repetita, jusqu’à l’usure, jusqu’au trop-plein, mais dans ce monde du m’as-tu vu, savoir skier c’est devoir montrer qu’on sait, avant de savoir qu’on veut.
Dans ce monde du m’as-tu vu, savoir skier c’est devoir montrer qu’on sait, avant de savoir qu’on veut.
En haut des pistes c’est être hautain, montrer son style, son matériel dernier cri, déhancher à droite, déambuler à gauche, godiller de face, tout schuss devant les minettes, tout en glisse devant les mecs.
On montre.
Les grands-parents: “c’est bien que les enfants sachent skier, une fois au camp de ski ils ne seront pas ridicules devant les copain.e.s.” Tôt il faut montrer qu’on sait, car skier c’est la vitrine du soi, les parents ont les moyens, nous sommes de la haute.
Savoir nager? “Pas si important.” Même si ça peut nous sauver la vie. Apprendre une deuxième langue, “ahh, ils le feront à l’école”. Se mettre au basket, sport complet, celui où la coordination est reine? “Bof, c’est pour les caïds”.
Mais le ski.
Ahhh. Même pour cinq jours par année, faut savoir, du mieux possible, être un bon Suisse; et montrer qu’on veut.
Sur Instagram on poste la vue sur la plaine, celle qu'on prend si facilement de haut, en lorgnant sur l'après-ski qu'on s'apprête à rejoindre, le place to be downtown, sis en face de la boutique Chopard et des sacs Vuitton.
Et puis au haut de la piste, la montre indique justement 16:10, dernière descente pour justifier la carte journalière surfaite, surenchère entre stations -- mais quelle est donc la plus huppée de toutes? -- et hop, sur Instagram on poste la vue sur la plaine, celle qu'on prend si facilement de haut, en lorgnant sur l'après-ski qu'on s'apprête à rejoindre, le place to be downtown, sis en face de la boutique Chopard et des sacs Vuitton.
À l’après-ski, on desserre l’étreinte.
La combinaison, click.
Les godasses, click.
Les boutons, click.
L’écharpe, loin.
Les lunettes, sur soif.
On se détend.
Dès lors on délie les cordons de la bourse, on s'est déjà ruiné en matériel et carte journalière, finalement autant le boire, ce fric, alors on fait péter le champagne en compagnie des moniteurs de ski, ceux-là qui, veste rouge Swiss-Ski autour de la taille, montrent le bronzage d'hiver, les biceps, on a enseigné aux midinettes, on descend la coupe de Champagne cul-sec avec les robustes, non ce n’est pas tous les jours facile, le ski. En tout cas pas le lendemain.
Et puis on se retrouve cahin-caha dans ce chalet tout en bois, vue sur la plaine, la tête tourne, on repasse la journée en revue, à leurs tours les abat-jours sont mosaïques et répétitions, les tuiles, les boiseries, les assiettes, les sous-plats et les poyas, tout se répète dans une accoutumance à l’efficacité cette fois, le pragmatisme de montagne, loin de tout m’as-tu vu.
Et enfin, on se sent bien.
Soi-même, sans le regard des autres.
En attendant de recommencer demain.
La lampe, la poya, condiments, nappe, carrelage, outillage, boiserie, rideaux, mosaïques de montagne.
La montagne, un amoncellement de mosaïques.