La résolution d'une vie
"Apprends à aimer ce que tu as, avant que la vie ne t'apprenne à aimer ce que tu avais."
L'adage à aduler, la maxime magnifique, la litote qui doit être litanie.
Mais ne parlons pas de matérialisme: ces objets que le quidam risquerait de regretter: iPhone dernier cri; bagnole aux pneus qui crissent; ces fringues qui font crier de jalousie les poteaux.
Parlons plutôt de mobilité. Humaine. De nos jambes. Le moyen de locomotion naturel. Avoir cette chance incroyable de pouvoir marcher, se déplacer, tandis que d'autres sont en chaise roulante ou handicapés, happés par la vie: le chauffard qui a enlevé toute liberté, la maladie qui alite, pauvres grabataires de naissance ou d'ailleurs, ne plus pouvoir marcher, sacerdoce, la tare pénitente, pour autant qu'on ait connu, ne serait-ce qu'un instant, la joie d'être bipède.
Je m'engage ici à ne plus jamais utiliser d'escalier roulant tant que mes jambes me permettront de monter à pied.
Chargé comme une mule (vacances) qu'importe, chargé comme un bolchevique (alcool) qu'importe: toujours j'emprunterai les escaliers, ceux qu'on monte à la force de ses seules jambes*. Et à chaque souffrance éventuelle, je penserai à ceux qui rêveraient d'être à ma place. A chaque essoufflement coupable, une réprimande coupable viendra me gifler de la part de celui qui, assis dans sa chaise devant cet ascenseur qu’on a l’impression d’attendre pendant des plombes, donnerait tout l'or du monde pour avoir deux jambes, histoire de monter à pied plutôt qu'être enfermé dans l'ascenseur avec ce tire-au-cul qui se bidonne d'être si paresseux. Ce dernier a beau avoir l'embarras du choix (marches ou escaliers, que faire?), le premier n'a bel et bien que le choix de l'embarras - l'ascenseur a défaut des pieds.
En ligne de mire: les satanés escaliers roulants.
Ces machines à fainéants, faiseurs de tire-au-flanc, fabriquant de potiche, on y grimpe, on s'arrête, on se retourne et on mate en contrebas, le moteur de l'escalier nous fait monter d'un étage sans le moindre effort - personnellement ça me fait monter les tours - on arrive au sommet sans avoir esquissé le moindre geste, surtout pas dessiné l'un de ses muscles bouffis, l'abysse de l'absurdité humaine, la loi du moindre effort, vive le XXIe siècle, qu'est-ce qu'on ne fait pas pour s'éviter 30 marches d'escalier.
Le moteur de l'escalier roulant nous fait monter d'un étage - personnellement ça me fait monter les tours
Le pire dans tout ça: il faut supporter le regard d'autrui. A l'aéroport, l'escalier roulant comprend son propre code de la route, à droite les lents à gauche les pressés. Sur les escaliers, les marches donc - les vraies - personne ou presque, nu comme un ver la zone d'effort, un espace si grand et spacieux que celui qui l'arpente s'expose au regard des autres, "regarde le mec là en bas, il veut prouver quoi en montant à pied?" lit-on dans les pensées des mécréants, ceux aux panses obliques; il faut presque courber l'échine en montant à pied, comme on courberait le dos sous le paquetage de vacances ou sous le surplus d'alcool du week-end avec les copains. En faire plus que de coutume, c'est l’acrimonie immédiate, ce n'est pourtant qu'en Suisse qu'on rebute les têtes qui dépassent. "Ah, le mec là, qui monte à pied?, Rien, il veut juste se faire remarquer, non?"
Non, il veut juste faire remarquer qu'un jour peut-être, certains rêveront de leurs jambes jadis adorées mais désormais disparues - au mieux ces jambes auront été coupées par un ivrogne qui roulait à contresens, au pire par une maladie qui désormais ne supporte plus le poids du corps.
Jusqu'au jour où soudain le monde s'écroule, en même temps que le poids de son corps sur ses jambes trop faibles; jusqu'au jour où l'on regrette, ce moment où oui, on sent le souffle sur sa nuque, papa et maman ont bientôt 75 ans, mais c'est bien eux qui poussent la chaise roulante dans son dos et à tour de rôle, c'est le patriarche qui nous aide à nous déplacer, alors que la loi humaine voudrait que ce soit l'inverse, putain d'escalier roulant, putain de chaise roulante, je te déteste, je t'abhorre.
On lit alors dans les pensées des mécréants, ceux aux panses obliques
Jusqu'au jour où, enfoncé dans son lit d'hôpital, le bas du corps recouvert d'un drap, mais aucun pli ne laisse deviner des jambes, rien, le néant, vide, sous la voilure plus que des lambeaux de chair, en dessous de la taille on ne sent rien, la paraplégie, le médecin entre dans le pièce et lance: "vous avez perdu votre mobilité. Toute celle des membres inférieurs."
Jusqu'à jour où, la vieillesse guette. Il faut se rendre à l'évidence, "je n'ai plus mes jambes des 20 ans", alors c'est le rétroviseur: à 20 ans ça galopait, partout, nulle part, grandes courses sans but précis, ça partait pour une heure de jogging. On se dit alors - avec raison pour une fois - qu'avant, c'était mieux. Seul hic: on ne s'en est jamais réellement rendu compte jusqu'à ce jour où la nature rend son verdict intransigeant: impossible de monter à pied.
Alors quoi?
L'EMS et l'assistance programmée? Ou Exit et le suicide assisté?
L'EMS et l'assistance programmée? Ou Exit et le suicide assisté?
Jusqu'au jour où, debout sur l'escalier roulant, on aperçoit en contrebas, une personne en chaise roulante. Qui observe l'absurdité, et rêve de crier: "apprends à aimer ce que tu as, avant que la vie ne t'apprenne à aimer ce que tu avais".
C'est une promesse, plus jamais je n'utiliserai l'escalier roulant.
*étant jeune papa, seule la poussette m'autorisera une excuse, pour autant qu'aucune alternative physique n'existe