Au feu

De là-haut, j'en vois, des jambes. 

Des épilées. 

Des fines.

Des habillées.

Des égratignées.

Oui, je surplombe carrément. Dès qu'on m'observe – bien souvent avec impatience – très vite l’œil se détourne de moi, et bon nombre agrippent leur smartphone: un WhatsApp vite-fait-bien-fait; un texto grosso modo; un coup de fil à la va-vite; les notifications mettent sur le qui-vive; cahin-caha c'est un email qui point, alors pêle-mêle je change d'avis et je passe au vert: alors tout le monde déguerpit fissa.
 

Un WhatsApp vite-fait-bien-fait; un texto grosso modo; un coup de fil à la va-vite; les notifications mettent sur le qui-vive; cahin-caha c'est un email qui point, alors pêle-mêle je change d'avis


Et toutes ces couleurs!

Rouge. 

Noir. 

Bleu. 

Gris. 

Vert. 

Blanc. 

Orange.

Et toutes ces marques ! 

Toute la journée je le vois, ces marques, non pas celles griffées sur la carrosserie inopportunes, mais celles adossées sur les devantures des carrosses, importantes. 

Et donc, je les scrute, une par une.  

Certaines ont quatre O qui s’entrelacent (Audi?). 

D'autres deux lettres typiquement germanophones qui s’ouvrent vers le haut (VW?), leurs opposants français font l'inverse, deux circonflexes vers le bas (Citroën?) – est-ce déjà le signe d'infériorité du made in France?

D’aucunes prennent une forme, ces losanges qui tantôt rappellent une loge maçonnique (Renault?), tantôt s’imbriquent (Mitsubishi?). 

Dans le viseur, celle ciblées par les riches, à moins que ça ne soit une étoile (Mercedes?).  Ou encore la star des rallyes, dont le logo aussi est étoilé, version filante (Subaru?). Depuis peu, il y a les Tesla, T qui trône, T taureau, T terrible, T totem, über alles, le modèle Uber point à son tour – c’est aussi T comme très cher.  
 

Ces marques, non pas celles griffées sur la carrosserie inopportunes, mais celles adossées sur les devantures des carrosses, importantes


Niveau marques, comme partout, il y a les petits malins (Smart?) et leurs opposants blaireaux (Bugatti?). D’ailleurs, certaines de ces caisses que je vois défiler valent une fortune, d'autres péclotent et s'achètent quasiment sans thune - à crédit ai-je ouïe dire. 

Mais de là-haut perché, je ne fais que regarder. 

Je fais en sorte que l'ordre règne. Que la loi du plus fort ne n’opère guère. S’il opère dans la vie sur la route que nenni, tout du moins pas tant que je suis là, que je veille au grain.

Mon rôle est de changer de couleur lorsqu'il est temps, lorsque les uns s'irritent, pressés d'être à l'apéro. Bienveillant, je me dis qu’ils préfèrent le verre de perroquet vert, à l’acidité rugueuse du Cynar rouge.

Je passe ainsi du rouge coupe-gorge au vert sibyllin.

Dans certains bolides, qui ont un cheval comme logo (Porsche?) et un piment comment slogan (Cayenne?), je vois des sacs low-cost (Lidl?). À l'humain, j'y comprendrai décidément jamais rien, certains préfèrent-ils donc réellement un beau carrosse à une belle assiette, on met cent mille balles pour une bagnole, mais pas cent sous pour cinq légumes par jour?

On préfère un beau carrosse à une belle assiette, on met cent mille balles pour une bagnole, mais pas cent sous pour cinq légumes par jour?


D’où je suis, je vois tous ces utilisateurs de la route. Le vélo qui prend trop de place et qui irrite l’automobiliste; le motard qui slalome entre les files et perturbe le vélomoteur; le vélo électrique qui va trop vite; le piéton qui traverse alors que je suis rouge.

Je suis…

Je suis… 

Je suis le feu de circulation.  

Je suis souvent vert. 

Parfois je vire au rouge. 

Tant qu’on ne me jette pas d’oranges. 

 

 

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